DIALOGUE. Christophe Coffre, coprésident et directeur de la création de Havas Paris, et Michel Bouvet, graphiste, se trouvaient cet été aux Rencontres de la photographie d'Arles. Stratégies a choisi de les faire dialoguer sur les relations complexes entre graphisme et publicité en France.
© William Parra
Quelle est la place du graphisme dans la publicité en France aujourd'hui ?
Christophe Coffre. Alors qu'à une époque, notamment dans les années 1980, il n'y avait que peu de publicités illustrées, je trouve qu'aujourd'hui, elles font de plus en plus appel au graphisme et à l'illustration, comme celles de La Petite robe noire de Guerlain [CLM BBDO], la Nouvelle Twingo [Publicis Conseil], les films de Canal+ [BETC] ou McDonald's [TBWA Paris]. Ce sont des campagnes singulières, qu'on remarque.
Michel Bouvet. Je trouve que la campagne illustrée de l'eau pétillante La Salvetat [BETC] est remarquable.
Comment expliquer ce retour en grâce ?
C.C. Plusieurs phénomènes peuvent l'expliquer, comme l'éclosion du street art, qui a contribué à développer ces tendances. Les films animés ont aussi joué un rôle. Alors qu'avant, il y avait une mainmise de Disney sur la chose illustrée, lui donnant une perception enfantine, l'émergence de réalisateurs comme Hayao Miyazaki a changé la perception de l'illustration. Désormais, elle n'est plus considérée comme s'adressant exclusivement aux enfants. Le développement de la bande dessinée, avec le festival d'Angoulême, peut aussi être une des raisons de ce nouvel engouement.
Quels ont été les premiers annonceurs à s'être lancés dans la publicité illustrée ?
C.C. Ce sont principalement des associations ou des ONG, comme Aides ou la Fondation EDF, qui se sont au début lancées dans cette mouvance. La force illustratrice donnait du recul à leurs campagnes et permettait d'aborder des sujets sensibles, de raconter des histoires difficiles.
Quelles sont les appréhensions des annonceurs ?
C.C. Les clients veulent quelque chose de différent mais qui a déjà marché. Or, si je présente le travail d'un graphiste à un client, il n'a en général jamais réalisé de publicité. Il faut donc que le client ait le courage d'accepter de lui confier la réalisation de sa publicité sans savoir ce dont il est capable. Les clients ont aussi peur de ne pas pouvoir contrôler le graphiste et qu'il impose une prise de pouvoir de la forme sur le fond. De manière générale, une publicité illustrée représente une prise de risque pour les annonceurs, car leur but est de vendre leur produit, et pour cela, ils veulent le montrer tel qu'il est. Alors que la photographie est considérée comme «un reflet de la réalité», le graphisme peut la transformer, l'interpréter et développer davantage la part de l'imaginaire et de l'émotionnel. Avec du graphisme, il faut un laisser-aller émotionnel.
Les annonceurs sont-ils donc les seuls coupables de ce désamour entre publicité et graphisme ?
M.B. Les graphistes aussi sont coupables! A partir des années 1970, ils ont considéré que travailler avec les marques ou les entreprises était incompatible avec leur vision. C'était comme travailler avec le diable pour certains d'entre eux. Puis, dans les années 1980, avec le doublement du budget pour la culture, un nouveau marché s'est ouvert aux graphistes : les institutions publiques culturelles. Un fossé idéologique s'est alors creusé puisque les graphistes s'occupaient de culture, en réalisant par exemple la signalétique des musées, mais ne s'impliquaient pas dans la vie économique. Pour autant, aujourd'hui, il y aurait en France entre 80 000 et 120 000 graphistes contre 8 000 en 1992. Ce n'est donc plus possible que les graphistes travaillent uniquement pour des acteurs culturels, qui ont de moins en moins de moyens.
Alors qu'à l'origine, les affiches publicitaires étaient toutes illustrées, comment en sommes-nous arrivés aujourd'hui à avoir un espace publicitaire quasi uniquement dominé par la photographie ?
C.C. Avant tout, il faut rappeler que la publicité est le reflet de la société : le graphisme a la même place dans la publicité qu'il occupe dans notre société. Or, en France, nous avons un côté très ingénieur. Par exemple, au lycée, la filière scientifique est mise en avant. L'éducation de l'œil n'existe pas. Nous n'avons plus d'armes pour décrypter une image illustrée.
M.B. Il y a en effet un contexte spécifique à la France, qui n'a pas intégré la notion de design dans son quotidien. Si la majorité des Français savent lire et écrire, ils sont en revanche incapables de décrypter l'image illustrée, qui a perdu de son aura avec l'essor de la photo couleur dans les années 60. Il y a un vrai problème d'éducation artistique. De manière plus globale, en France, il y a eu une disparition du graphisme appliqué à la vie quotidienne. Concrètement, ça s'est traduit par une baisse flagrante de l'estéthique que ce soit pour les enseignes de magasins, les conditionnements des produits ou les menus de restaurant. Autre exemple : le chaos visuel qu'on voit à l'entrée des villes françaises. Il devrait y avoir une conférence sur l'environnement visuel.
Est-ce que le graphisme se porte mieux dans d'autres pays ?
M.B. En Scandinavie, en Italie, aux Pays-Bas ou en Allemagne, le design, et donc le graphisme, est considéré comme une composante transversale. Il est intégré dans leur culture. Au Japon aussi, tout est designé, jusqu'au ticket de métro à Tokyo qui est presqu'un objet d'art. Les éléments du quotidien, comme le packaging des produits, y sont stylisés et travaillés. Pour autant, ce n'est pas du design pour du design, les graphistes pensent au côté pragmatique sans oublier le côté esthétique. En France, pour le packaging, seul Monoprix propose une image respectueuse de l'environnement visuel tout en étant clair pour les consommateurs. Pour autant, j'espère que l'emploi du dessin va revenir dans l'Hexagone. Il est de retour dans l'art contemporain, alors pourquoi pas dans la publicité?
Océane Redon
Information traitée dans Stratégies Magazine n°1783 (Octobre 2014)